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Quelqu’un actionna un interrupteur, et la lumière jaillit dans la chambre. Devant la porte se tenait un deuxième homme, également vêtu d’un jogging noir et de chaussures de sport Adidas – l’uniforme des vory de la mafia russe. Et ce type avait fait très fort : il avait trois chaînes et une énorme croix en or autour du cou.
« J’aime bien ton look, dolboy’eb, lui dit Ry en russe des gangs. Très classe, vraiment. Tu prévois de te faire enterrer avec ?
— C’est toi la tête de nœud, tête de nœud. C’est moi qui tiens le flingue, alors tu la fermes et tu t’habilles. »
Le vor jeta par terre un gros sac de sport.
« Tu mets ces fringues, pas les tiennes, et tu te magnes. Le pakhan n’aime pas attendre. »
Ry secoua lentement la tête dans un sens et dans l’autre.
« Je ne bougerai pas le petit doigt avant que tu dises au bouc en rut, là-bas, d’enlever le couteau de la gorge de ma femme.
— Grisha, tu enlèves ce couteau de la gorge de la dame.
— Mais, Vadim…
— Exécution. »
Grisha jeta à l’autre un regard dur, mais il baissa son couteau et fit un pas en arrière. Ses yeux noirs se rivèrent sur Ry et un méchant rictus incurva ses lèvres, tandis qu’il assénait à Zoé une claque dans le dos si forte que cela l’envoya rouler par terre.
« Bouge, salope ! »
Ry sortit aussitôt du lit rageusement, mais fut stoppé net par un canon de pistolet enfoncé dans le ventre.
Vadim lui fit face nez à nez, si près que Ry put compter ses points noirs et sentir son haleine de chou bouilli.
« Deux centimètres de plus et tu es mort. Encore un putain de mot et tu es mort.
— Ry, non ! »
Zoé se releva tant bien que mal, les bras en l’air, les mains bien visibles, les yeux écarquillés de terreur, et Ry sut que c’était pour lui qu’elle avait peur. Pour retrouver l’autel d’ossements, Nikolaï Popov avait besoin d’elle vivante, besoin qu’elle coopère, alors que si Ry commençait à donner l’impression qu’il posait plus de problèmes qu’il n’en valait la peine, il se retrouverait avec une balle dans la tête.
« Ça va, Ry. Vraiment. Il ne m’a pas fait mal. »
Elle se pencha pour récupérer son soutien-gorge et sa culotte par terre, mais Grisha la prit par le bras.
« Tu mets ce qu’on a apporté et rien d’autre. »
L’espace d’une fraction de seconde, Ry pensa à essayer de régler son compte à l’autre type, flingue ou pas flingue, mais c’était la testostérone qui parlait – il la sentait bouillonner dans le sang qui gonflait les veines de son cou.
Il leva les mains, bien écartées, et recula d’un pas.
« Ça va, ça va. Je la ferme et je m’habille. Mais laissez-la tranquille. »
Vadim sourit, révélant les diamants incrustés dans ses deux dents de devant, à la manière des rappeurs américains.
« On la tue pas à moins que le pakhan nous dise de la tuer. Et alors ? On la tue. »
Le sac contenait des joggings noirs et des chaussures Adidas, plus deux parkas bon marché, des gants et des bonnets de laine.
Une fois qu’ils furent habillés, Ry demanda :
« On n’a pas de bling-bling pour aller avec nos nouvelles tenues ? »
Vadim fit pendouiller une paire de menottes au bout de son index gauche.
« C’est tout ce que tu auras comme “bling-bling”, à part peut-être une balle dans la tête. Alors, ta gueule, et mets ça. »
Ry referma les bracelets de métal autour de ses poignets. Soit ils n’avaient qu’une paire de menottes, se dit-il, soit ils considéraient que Zoé ne représentait pas une menace.
Il neigeait, les rues noires étaient vides, mais un gros 4 x 4 Mercedes noir avec chauffeur les attendait le long du trottoir, le moteur en marche. Grisha ouvrit la porte arrière, poussa Zoé à l’intérieur, monta derrière elle, et la Mercedes démarra en trombe avant qu’il ait fini de claquer la portière.
« Hé ! »
Ry commença à courir après la voiture – pas si facile dans une rue pleine de neige, avec les mains attachées. Et inutile, de toute façon. Il dut se contenter de regarder les feux arrière rouges s’éloigner, tourner sur le pont Pevchesky et disparaître dans le noir.
Vadim s’approcha de lui, essoufflé par le petit bout de course. Il avait à nouveau sorti son flingue, et donnait l’impression d’avoir bien l’intention de s’en servir.
« Qu’est-ce que tu fous ? Tu veux te faire descendre ? Le pakhan a dit de venir dans des voitures séparées.
— Alors où est la nôtre ?
— Elle arrivera quand elle arrivera. Maintenant remonte sur le trottoir avant de te faire écraser par un chasse-neige. »
Ils attendirent, attendirent encore. Ce n’était pas bon. Pourquoi des voitures séparées ?
Vadim extirpa un briquet Bic et un paquet de cigarettes russes bon marché de la poche de son jogging. Il l’alluma, inspira profondément et cracha un demi-poumon.
« Ces trucs-là te tueront.
— Je t’emmerde. »
Un chasse-neige passa en écrasant la neige et des lumières s’allumèrent dans les appartements de l’autre côté de la rue. Vadim commença à se dandiner sur place. Ry remarqua qu’il avait les lèvres, le nez et même le lobe des oreilles bleus de froid.
« Quoi ? fit Ry. Le pakhan te donne pas de quoi te payer un manteau, même une parka pas chère comme celle que tu m’as filée ?
— Je suis de Sibérie. En Sibérie le froid, c’est pas ça. En Sibérie, ça c’est le printemps. »
Ry était à bout de nerfs et se retenait de hurler quand un deuxième 4 x 4 Mercedes arriva.
Le chauffeur fit demi-tour et partit dans la direction opposée à celle que la voiture de Zoé avait prise. Et pour la première fois de sa vie, Ry se sentit littéralement malade d’angoisse. Moins parce qu’il savait qu’il allait peut-être à sa mort – bien que ce ne fût pas une perspective réjouissante – que parce qu’il se demandait ce qui attendait Zoé et qu’il détestait l’idée qu’elle allait l’affronter seule.
Leur chauffeur s’embarqua dans un labyrinthe de rues qui les fit passer devant les palais décrépits d’aristocrates et de négociants depuis longtemps disparus, vénérables bâtisses entrelardées de clubs de fitness, de bars à expresso et même d’un garage Porsche. Dans le but de déjouer une éventuelle poursuite, supposa Ry. Cette précaution était pourtant superflue. Les sbires de Sasha devaient être embusqués à une distance suffisante pour éviter de se faire repérer, comptant sur le GPS intégré au talon de la botte de Ry pour les alerter s’ils bougeaient, Zoé et lui. Un plan brillant, sauf que Popov l’avait anticipé, et que les bottes étaient restées dans l’appartement alors qu’on les emmenait Dieu sait où.
Toutes les dix minutes, Vadim allumait une de ses cigarettes nauséabondes, remplissant le 4 x 4 d’un nuage de fumée jaune, épaisse. Finalement, les vieux quartiers laissèrent place à des cages à lapins de l’ère soviétique plus ou moins délabrées et des usines rouillées. La neige tombait maintenant à gros flocons, s’accumulant sur le pare-brise plus vite que les essuie-glaces n’arrivaient à la chasser.
Ils avaient laissé Saint-Pétersbourg derrière eux depuis une heure quand ils traversèrent une série de rails de chemins de fer et quittèrent les routes goudronnées. Ils étaient désormais en pleine campagne, dans un désert de sillons gelés, de pins et de rochers.
Ry commençait à avoir l’impression d’être tombé en enfer – un enfer existentialiste – quand un vieux cimetière apparut au milieu de nulle part. Le chauffeur ralentit et tourna dans une sorte de venelle bordée des deux côtés par de grands murs de pierre. Ils parcoururent ainsi près d’un kilomètre et débouchèrent devant les ruines d’un grand bâtiment de brique.
« Tu nous déposes et tu emmènes la voiture à la ferme », ordonna Vadim au chauffeur.
Le 4 x 4 s’arrêta dans la neige fraîche, craquante. Après l’atmosphère enfumée de la Mercedes, Ry trouva l’air glacé délectable. Les flocons, gros et doux comme du duvet, tombaient du ciel noir au-dessus de leurs têtes, mais l’horloge interne de Ry lui disait que l’aube n’allait plus tarder. Il supposa que le bâtiment de brique, maintenant délabré, était jadis un abattoir, à cause du taureau de bronze qui montait la garde à côté de la grande porte voûtée de l’entrée. Une ampoule nue, solitaire, projetait juste assez de lumière dans la cour pour que Ry remarque une moissonneuse-lieuse rouillée et les vestiges de ce qui ressemblait à un couloir à bestiaux encore dressé sur la neige.
Il n’y avait pas signe de l’autre 4 x 4 ni d’aucun être vivant. Et, plus inquiétant encore, pas une seule trace de pneus dans la neige virginale.
Bon sang, O’Malley, ça ne sent pas bon. Pas bon du tout.
Vadim lui enfonça le bout du canon de son Beretta dans les côtes.
« Tu parles bien le russe pour un Américain. Tu sais ce que ça veut dire, grokhnut ? »
La traduction littérale de ce mot était « faire bang », mais il avait aussi un autre sens.
« Si tu voulais m’abattre, dit Ry, tu l’aurais déjà fait. »
Vadim émit un bruit qui tenait du rire et du grognement.
« Si ça peut te rassurer… Allez, va là-bas, sous la lumière », dit-il avec un geste de son arme.
Vadim sur les talons, Ry s’approcha de la vaste arcade qui menait vers ce qui avait dû être l’endroit où on abattait et vidait les bestiaux. Le feu avait détruit le toit et noirci les murs de brique dans un lointain passé mais, en se rapprochant, il vit qu’on avait installé à l’intérieur, sur des parpaings, une vieille remorque turquoise.
« Ça suffit », dit Vadim.
Ry sentit la brûlure de l’acier glacé sur le côté de son cou, un souffle brûlant lui frôla la joue.
Il resta immobile, le pistolet braqué sur la tête. Un long moment passa, puis un autre. Ils semblaient attendre quelque chose, mais quoi ? Le silence était si profond que Ry avait l’impression d’entendre la neige tomber.
À cet endroit la puanteur qui planait autour des ruines était plus prononcée : une vieille odeur aigre de sang et d’entrailles pourrissantes et des émanations plus récentes, plus âcres, qui, ajoutées aux premières, composaient un mélange pestilentiel de pisse de chat et d’œufs pourris.
De là, il voyait mieux la vieille caravane et les détritus abandonnés autour : des emballages du Kentucky Fried Chicken, des boîtes de pizza, mais aussi des bouteilles de diluant à peinture vides, des batteries au lithium désossées, des filtres à café usés et des boîtes vides de pastilles pour la toux. La porte de la caravane était flanquée, d’un côté par un empilement de vieilles bouteilles de propane à la valve rouillée, et de l’autre par un tas de sacs de nitrate d’ammonium à moitié pourris.
En d’autres termes, tout le nécessaire du parfait petit chimiste pour fabriquer de la méthamphétamine.
D’habitude, un labo de drogue était un endroit frémissant d’activité, mais dans celui-ci il n’y avait pas âme qui vive. Et pourtant, bien que l’endroit paraisse désert, Ry savait qu’il n’était pas abandonné, parce que, sous l’auvent en aluminium de la caravane, deux tables de pique-nique étaient couvertes de rangées de bocaux pleins de comprimés qui marinaient dans l’acide chlorhydrique.
Et ça mitonne gentiment, ma foi… Il voyait bel et bien les vapeurs qui s’enroulaient en volutes au-dessus des bocaux ouverts. Une étincelle, et tout ce fourbi serait réduit en confettis.
« C’est une belle petite installation de meth que vous avez là », commenta Ry.
Vadim resta sans rien dire pendant quelques secondes, et le pistolet braqué sur la tête de Ry ne bougea pas.
« Je commence à te soupçonner d’être un mussor. Je pense que tu connais aussi ce mot-là, hein ? Comment on dit mussor dans ta langue ?
— Ordure. »
Vadim éclata de rire, parce que ce mot d’argot de la mafia russe voulait aussi dire « flic ».
« Je pensais bien que tu le connaissais. »
À cet instant, Ry entendit ce qu’il attendait, ce qu’il espérait de tous ses vœux : le bruit du moteur d’une grosse voiture qui s’engageait dans l’allée à partir de la route principale, un crissement de neige écrasée par des pneus. Il sentit que Vadim se raidissait dans son dos.
« Maintenant, mussor, dit Vadim, il est temps pour toi de mourir. »
Ry amorça un mouvement de rotation en balançant son bras pour envoyer valser le pistolet, mais il était trop tard.
Sa tête explosa dans un éclair de chaleur et de blancheur, et puis il n’y eut plus rien.